Auteur : Emmanuel Sulle*
Le message était clair, lors de la sixième Conférence sur la politique foncière en Afrique (CLPA) : l’Afrique doit se libérer des systèmes fonciers coloniaux et repenser en profondeur sa relation avec la terre. Des juges de la Cour suprême aux ministres et universitaires, les intervenants ont insisté sur la nécessité de dépasser le simple constat amer pour s’engager dans une véritable libération. Il ne s’agissait pas seulement de décoloniser les lois foncières, mais de les transformer en profondeur – avec créativité, sans compromis et en envisageant l’avenir.
Cette transformation urgente est accentuée par la crise climatique, où des systèmes fonciers obsolètes et discriminatoires ne font qu’aggraver les vulnérabilités. Les institutions africaines, et notamment les universités, doivent repenser leurs programmes d’études et leurs axes de recherche afin d’intégrer la culture climatique dans toutes les disciplines, et ainsi garantir que les diplômés soient aptes à appréhender les enjeux climatiques, de justice sociale et de développement durable.
Pourquoi ce moment est important
Le thème de la conférence, « Gouvernance, justice et réparations foncières pour les Africains et les descendants de la diaspora africaine », s’appuyait sur une vérité douloureuse mais nécessaire : les terres et les populations africaines ont été, pendant des siècles, la cible d’autres nations pour leurs matières premières et leur main-d’œuvre. Les séquelles de l’esclavage, du pillage colonial et de l’exploitation économique restent profondément ancrées dans les systèmes fonciers actuels. Comprendre ces récits n’est pas une option, c’est une nécessité fondamentale, car dans un contexte de changements climatiques, ce poids s’alourdit et exige une gouvernance foncière juste et novatrice.
Interventions lors des sessions plénières et techniques
Le Secrétaire général adjoint de l’ONU et Secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), M. Claver Gatete, a exhorté les pays africains à renforcer leurs systèmes en matière d’administration foncière et à veiller à une utilisation productive de leurs terres. Il a remis en question la dépendance de longue date à l’égard des exportations de matières premières et a insisté sur l’importance de mobiliser les capitaux provenant de la diaspora et les technologies développées par celle-ci pour assurer la résilience des pays africains.
L’Ambassadeur Amr Aljowaily, de la Commission de l’Union africaine, a évoqué la terre comme un miroir reflétant les luttes plus vastes de l’Afrique relatives à l’identité, la propriété, la justice et la survie. Il a souligné que « la Décennie africaine de la justice doit s’appuyer sur la vérité », arguant que revisiter l’histoire coloniale est essentiel pour comprendre les systèmes inéquitables et élaborer des réformes significatives. Le défi, a-t-il déclaré, est de traduire la justice réparatrice en une réforme institutionnelle tournée vers l’avenir.
L’Artiste kényane Scar, de « Scar Poetry », a offert sa performance poignante aux délégués pour leur rappeler que la justice et la réparation ne sont pas des idées abstraites, mais des besoins émotionnels, spirituels et historiques. Comme le disait un de ses vers : « Nous sommes déjà passés par là. Mais cette fois, puissions-nous rester assez longtemps pour que la terre recouvre ».
Le Ministre sud-africain en charge de la réforme foncière a souligné que la terre demeure le fondement de la sécurité alimentaire, de la stabilité sociale et de l’identité culturelle. Il a appelé à une collaboration renforcée entre le gouvernement, les universités et les instituts de recherche.
« Nous avons besoin de nouveaux modèles financiers et d’une meilleure recherche sur les politiques publiques », a-t-il insisté. Le Juge Smokin Wanjala de la Cour suprême du Kenya a formulé une critique acerbe des systèmes fonciers hérités de l’Afrique, pointant du doigt trois fléaux coloniaux, à savoir la perte des droits fonciers, le déplacement des populations et la perte d’identité, ainsi que la destruction des systèmes de régimes fonciers africains. « L'objectif du colonialisme était de piller, souvent par la force », a-t-il déclaré. Il a rappelé que, tandis que les mouvements de libération africains aspiraient à la restauration des terres et de la dignité, de nombreux régimes postcoloniaux ont paradoxalement rejeté le régime foncier coutumier, le qualifiant d’« arriéré », reproduisant ainsi les mentalités coloniales. Il a mis en garde contre la « perpétuation des anciennes continuités ».
Mme Dozwa, du Zimbabwe, a retracé la démarche délibérée de son pays qui vise à démanteler les structures foncières coloniales après l’échec du modèle de « l’acheteur et le vendeur consentants ». La réforme foncière accélérée, qui a permis une redistribution rapide des terres, a-t-elle affirmé, a conduit à l’autosuffisance pour les principales cultures. Sa conclusion sans équivoque : « La continuité coloniale est un choix de leadership ».
Les sessions techniques ont mis en lumière le sous-investissement chronique dans la gouvernance foncière. Les intervenants ont souligné que les technologies, telles que les données foncières numériques et l’IA, offrent des opportunités, mais risquent de permettre une mainmise des élites en l’absence de garde-fous.
Onyekachi Wambu a rappelé à l’auditoire que l’Afrique possède des milliers d’années d’expérience dans la résolution de ses propres problèmes. Restaurer la confiance dans les institutions, les dirigeants et les systèmes de connaissances africains est donc essentiel pour rompre avec les séquelles de la colonisation.
Vers des terres libérées et des avenirs prometteurs
Les discussions de CLPA ont mis en lumière une vérité incontestable : la question foncière en Afrique n’est pas technique – elle est historique, politique, culturelle, économique et spirituelle. La réforme foncière doit permettre de reconquérir l’identité, de restaurer la dignité et de préparer les sociétés aux enjeux climatiques. Elle doit être inclusive, innovante et fondée sur la justice.
Libérer la terre, c’est libérer les systèmes, les idées et les personnes qui y sont liés.
Cela signifie parler avec audace, sans hésiter.
Cela signifie faire confiance aux solutions africaines et à l’avenir du continent.
M. Emmanuel Sulle est Professeur adjoint à la Faculté des arts et des sciences de Karachi et Directeur du Centre d’Arusha pour la recherche sur le climat et l’environnement (AKU-ACER). Professeur éminent dans le domaine des études agraires en Afrique, il contribue au Réseau d’excellence sur la gouvernance foncière en Afrique et est Membre du Comité scientifique de CLPA 2025.
![[Guest Blog] From Decolonizing to Liberating Land in Africa’s Changing Climate](https://www.uneca.org/sites/default/files/styles/slider_image/public/storyimages/shutterstock_2448407299_1920x640.jpg?itok=nvUI9gIe)